mardi 25 septembre 2007

L'amour ouvert comme remède à la pathologie du couple

tiré d'une traduction de "Jealousy: Causes and Possible Cure"
de Emma Goldman


Il n’est malheureusement pas que les mariages, si conservateurs, à s’encombrer de la notion de monopole sexuel. Les soi-disant unions libres en sont également victimes. On m’opposera qu’il s’agit précisément d’une preuve supplémentaire du caractère inné de la jalousie. Mais il importe de garder à l’esprit que le monopole sexuel s’est transmis de génération en génération comme un droit sacré autant que comme le fondement de la pureté de la famille et du foyer. De la même manière que l’Eglise et l’Etat ont accepté le monopole sexuel comme seule garantie des liens du mariage, ceux-ci ont justifié la jalousie comme l’arme défensive légitime pour protéger le droit de propriété.

Aujourd’hui, même s’il est vrai qu’un grand nombre de personnes a dépassé la dimension légale du monopole sexuel, il n’en va pas de même pour les traditions et habitudes attachées à celui-ci. Ces individus sont tout autant aveuglés par « le monstre aux yeux verts » que leurs voisins conservateurs dès lors que leurs possessions sont en jeu.

Un homme ou une femme suffisamment libre et digne pour ne pas interférer ni se scandaliser de l’attirance de l’être aimé pour une autre personne est assuré d’être méprisé par ses amis conservateurs et ridiculisé par ses amis radicaux. Il sera perçu, selon les cas, comme un dégénéré ou un lâche ; fréquemment, de mesquines motivations matérielles lui seront imputées. Dans tous les cas, de tels hommes et femmes feront l’objet de commérages vulgaires et de plaisanteries malveillantes, simplement parce qu’ils concèdent à la femme, au mari ou à l’amant le droit de disposer de son propre corps et de ses émotions, sans s’abandonner à des scènes de jalousie ni à menacer sauvagement de tuer l’intrus.

D’autres facteurs sont impliqués dans la jalousie : l’orgueil du mâle et l’envie de la femelle. En matière sexuelle, le mâle est un imposteur, un frimeur qui se prévaut éternellement de ses exploits et succès auprès des femmes. Il insiste pour jouer le rôle d’un conquérant puisqu’on lui a appris que les femmes désiraient être conquises, qu’elles aimaient être séduites. Se prenant pour le seul coq de la basse-cour, ou pour le taureau qui doit croiser les cornes pour gagner la vache, il s’estime mortellement blessé dans son orgueil et dans son arrogance dès lors qu’un rival entre en scène – l’enjeu, même parmi les hommes prétendument raffinés, demeure l’amour charnel de la femme, qui doit n’appartenir qu’à un seul maître.

En d’autres mots, la mise en question du monopole sexuel et la vanité outragée de l’homme constituent, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, les antécédents de la jalousie.

Dans le cas d’une femme, la peur économique pour elle et ses enfants et son envie mesquine de toute autre femme qui gagne grâce aux yeux de celui qui l’entretient génère invariablement la jalousie. Disons pour lui rendre justice que, durant les siècles passés, l’attraction physique constituait le seul bien dont elle pouvait faire commerce. Elle ne peut dès lors qu’envier le charme et la valeur d’autres femmes qui menacent son emprise sur sa précieuse propriété.

Le grotesque de tout cela est que les hommes et les femmes deviennent fréquemment violement jaloux de ceux dont ils n’ont vraiment que faire en vérité. Ce n’est donc pas leur amour outragé, mais leur orgueil ou leur envie qui s’élève contre ce « tort terrible ». Probablement la femme n’a-t-elle jamais aimé l’homme qu’elle suspecte et épie désormais. Probablement n’a-t-elle jamais consenti le moindre effort pour conserver son amour. Mais dès lors qu’un compétiteur apparaît, sa propriété sexuelle retrouve valeur à ses yeux et il n’est pour la défendre aucun moyen qui soit trop méprisable ou cruel.

Il apparaît ainsi à l’évidence que la jalousie n’est pas le fruit de l’amour. En fait, s’il était possible d’autopsier l’essentiel des cas de jalousie, il apparaîtrait probablement que moins les protagonistes sont animés par un grand amour, plus leur jalousie est violente et déterminée. Deux personnes liées par l’unité et par une harmonie relationnelle ne craignent pas de réduire leur confiance mutuelle et leur sécurité si l’un d’entre eux éprouve de l’attraction pour un autre. Leur relation ne s’achèvera pas davantage dans la vile inimitié comme c’est trop souvent le cas chez bien des gens. Peut-être ne seront-ils pas capables, on ne doit même pas s’attendre à ce que ce soit le cas, d’accueillir le choix de l’être aimé dans l’intimité de leur vie, mais cela ne donne le droit ni à l’un ni à l’autre de nier la nécessité de l’attraction.

Je pourrais discuter de la variété et de la monogamie durant des semaines, je ne vais donc pas m’y étendre ici, si ce n’est pour dire que de tenir pour pervers ou anormaux ceux qui peuvent aimer plus d’une personne confine plutôt à l’ignorance. J’ai déjà abordé un certain nombre des causes possibles de la jalousie, auxquelles je dois ajouter l’institution du mariage que l’Etat et l’Eglise tiennent pour « ce qui lie jusqu’à ce que la mort sépare ». Ceci est accepté comme la forme la plus éthique d’une vie juste faite d’actes justes.

De l’amour, ainsi enchaîné et contraint dans toute sa variabilité et son caractère changeant, il n’est point question de savoir si la jalousie provient. Quoi d’autre que de la mesquinerie, de la méchanceté, de la suspicion et de la rancoeur peut provenir de l’union artificielle d’un homme et d’une femme scellée par la formule « vous êtes maintenant un par le corps et l’esprit » ? Prenez n’importe quel couple uni de pareille manière, dont les membres dépendent l’un de l’autre pour chacune de leur pensée et sensation, privés de toute source extérieure d’intérêt ou de désir, et demandez-vous si une telle relation peut ne pas devenir haïssable et insupportable au bout d’un certain temps.

Il arrive que les fers se brisent d’une manière ou d’une autre, et dès lors que les circonstances qui mènent à un tel résultat sont généralement sordides et dégradantes, il ne saurait être surprenant qu’elle fassent intervenir les plus sales et les plus méchants des traits et motivations humains.

En d’autres mots, l’interférence légale, religieuse et morale sont les parents de notre vie amoureuse et sexuelle actuelle qui a si peu de naturel et au sein de laquelle la jalousie s’est développée. C’est le fouet qui s’abat et torture les pauvres mortels en raison de leur stupidité, de leur ignorance et de leurs préjugés.

Mais que personne ne cherche à se justifier de subir tous ces travers. Il n’est que trop vrai que nous souffrons tous sous les fardeaux d’arrangements sociaux iniques, sous la coercition et l’aveuglement moral. Mais ne sommes nous pas des individus conscients, dont le but est d’apporter la vérité et la justice aux affaires des hommes ? La théorie voulant que l’homme soit un produit des circonstances n’a mené qu’à l’indifférence et à un lâche acquiescement à ces conditions. Pourtant chacun sait que s’adapter à un mode de vie malsain et injuste ne fera que renforcer ces caractéristiques tandis que l’homme, soi-disant couronnement de la création, doté d’une capacité de réflexion, d’observation et par-dessus tout en mesure d’user de ses capacités d’initiative, s’affaiblit continûment, pour devenir plus passif et fataliste.

Il n’est rien de plus terrible et d’inévitable que de creuser dans les composantes vitales de êtres aimés et des individualités. Cela ne peut servir qu’à déchirer ce qui reste des fils de l’affection passée et à nous mener finalement au dernier naufrage, celui que la jalousie pense pourtant s’employer à prévenir, j’ai nommé l’annihilation de l’amour, de l’amitié et du respect.

La jalousie est un effet un pauvre moyen pour sécuriser l’amour, mais un moyen très sûr pour détruire l’estime de soi. Les individus jaloux comme les drogués se rabaissent au niveau le plus bas pour finalement n’inspirer que dégoût et mépris.

L’angoisse de perdre l’amour ou de vivre un amour non partagé, chez ceux capables de pensées fines et élevées, ne rendra jamais les individus vulgaires. Ceux qui se révèlent sensibles et raffinés n’ont qu’à se demander à eux-mêmes s’ils peuvent tolérer une quelconque relation obligatoire ; un non emphatique servira de réponse. Mais la plupart des personnes continuent de vivre les unes auprès des autres alors qu’elles ont depuis longtemps cessé de vivre ensemble – il s’agit là d’un terreau fertile pour la jalousie dont les méthodes s’étendent de l’ouverture des correspondances privées jusqu’au meurtre. Comparé à de telles horreurs, l’adultère non dissimulé apparaît comme un acte de courage et de libération.

Un bouclier efficace contre la vulgarité de la jalousie nous est fourni par le fait que l’homme et la femme ne forment pas un corps ni un esprit uniques. Ils sont deux êtres humains, de tempéraments, de sentiments et d’émotions différents. Chacun est un petit cosmos par lui-même, incarné en ses pensées et idées propres. Il est merveilleux et politique que ces deux mondes se rencontrent dans la liberté et l’égalité. Cela en vaut la peine même si cela ne dure qu’une courte période de temps. Mais dès lors que les deux mondes sont contraints de se côtoyer, toute la beauté et la fragrance se dissipent et il ne reste plus rien que des feuilles mortes. Toute personne qui fera sien ce truisme considérera la jalousie comme en dessous de lui et ne la laissera pas brandir une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

Tous les amants font bien de laisser les portes de leur amour grandes ouvertes. Quand l’amour peut venir et partir sans la peur de croiser un chien de garde, la jalousie peut rarement s’enraciner car elle apprend que là où n’existent ni cadenas ni clés il n’est pas de place pour la suspicion et la méfiance, deux éléments grâce auxquels la jalousie se développe et prospère.

Texte complet sur L'En Dehors

vendredi 14 septembre 2007

La métaphysique critique, ou comment se débarrasser de la société spectaculaire marchande

(tiré de Tiqqun 1 - "Qu'est-ce que la métaphysique critique?")

La civilisation occidentale vit à crédit. Elle a cru qu'elle pourrait durer toujours sans s'acquitter à aucun moment de l'arriéré de ses mensonges. Mais elle étouffe à présent sous l'écrasement de leur poids mort. Aussi, avant d'en venir à des considérations plus substantielles, il nous faut commencer par faire de la place et délester ce monde de quelques-unes de ses illusions comme celle, par exemple, que la modernité aurait, comme telle existé. Il ne rentre pas dans nos vues de s'attarder sur les faits indiscutables. Que le terme même de "modernité" n'éveille plu aujourd'hui, en règle générale, qu'une ironie ennuyée, et ce quoi qu'en ait le gâtisme progressiste, qu'il apparaisse enfin pour ce qu'il n'a jamais cessé d'être : le fétiche verbal dont la superstition des salauds et des simples d'esprits a entouré l'accession progressive des rapports marchands à l'hégémonie sociale à partir de la prétendue "Renaissance", et ce au gré d'intérêts que nous ne nous expliquons que trop bien, voilà qui ne mérite guère d'exégèse. Il y va ici d'un vulgaire cas de truanderie sur l'étiquette dont nous laissons l'élucidation aux sacristains de l'historicisme futur. Notre affaire est autrement plus grave. C'est que, de même que les rapports marchands n'ont jamais existé en tant que rapports marchands, mais seulement comme des rapports entre hommes travestis en rapports entre choses, de même ce qui se dit, se croit ou est tenu pour "moderne" n'a jamais véritablement existé en tant que moderne. L'essence de l'économie, ce pseudonyme transparent sous lequel la modernité marchande essaie régulièrement de se faire passer pour une éternité d'évidence, n'est rien d'économique ; et de fait, son fondement, qui lui tient aussi lieu de programme, s'énonce en ces termes abrupts : NEGATlON DE LA METAPHYSIQUE, c'est-à-dire de ce que pour l'homme la transcendance est la cause efficiente de l'immanence, soit en d'autres termes, de ce que le monde, pour lui, fait sens, le suprasensible apparaissant dans le sensible. Ce beau projet est entièrement contenu dans l'illusion aberrante mais efficace qu'une complète séparation entre le physique et le métaphysique serait possible - disjonction qui prend le plus souvent la forme d'une hypostase du physique, érigé en modèle de toute objectivité, et commande logiquement une myriade d'autres scissions locales, entre vie et sens, rêve et raison, individu et société, moyens et fins, artistes et bourgeois, travail intellectuel et travail matériel, dirigeants et exécutants, etc., qui ne sont, dans leur nombre, pas moins absurdes, chacun de ces concepts devenant abstrait et perdant tout contenu hors de l'interaction vivante avec son contraire -. Or, une telle séparation étant réellement, c'est-à-dire humainement, impossible, et la liquidation de l'humanité ayant à ce jour échoué, rien de moderne n'a jamais pu exister comme tel. Ce qui est moderne n'est pas réel, ce qui est réel n'est pas moderne. Pour autant, il y a bien une réalisation de ce programme, mais à présent qu'elle se parachève nous voyons aussi qu'elle est tout le contraire de ce qu'elle pensait être, d'un mot : la complète déréalisation du monde. Et toute l'étendue du visible porte désormais, par son caractère vacillant, ce témoignage brutal que la négation réalisée de la métaphysique n'est en fin de compte que la réalisation d'une métaphysique de la négation. Le fonctionnalisme et le matérialisme inhérents à la modernité marchande ont partout produit un vide, mais ce vide correspond à l'expérience métaphysique originaire : là où les réponses allant au-delà de l'étant, qui permettraient une orientation dans celui-ci, ont disparu, l'angoisse surgit, le caractère métaphysique du monde affleure aux yeux de tous. Jamais le sentiment de l'étrangeté n'a été si prégnant comme devant les productions abstraites d'un monde qui prétendait l'ensevelir sous l'immense opulence inquestionnable de ses marchandises accumulées.

Les lieux, les vêtements, les paroles et les architectures, les visages, les gestes, les regards et les amours ne sont plus que les masques terribles qu'une seule et même absence s'est inventés pour venir à notre rencontre. Le néant a visiblement pris ses quartiers dans l'intimité des choses et des êtres. La surface lisse de l'apparence spectaculaire craque partout sous l'effet de sa poussée. La sensation physique de sa proximité a cessé d'être l'expérience ultime réservée à quelques cercles de mystiques, elle est au contraire la seule que le monde marchand nous ait laissée intacte, et même décuplée de la disparition programmée de toutes les autres ; il est vrai que c'est aussi la seule qu'il s'était explicitement proposé d'anéantir. Tous les produits de cette société - que l'on songe à la conceptualité creuse de la Jeune-Fille, de l'urbanisme contemporain ou de la techno - sont des choses que l'esprit a quittées, et qui ont survécu à tout sens comme à toute raison d'être. Ce sont des signes qui s'échangent selon des mouvements plans, qui ne signifient pas rien, comme les gentils gnards du postmodernisme préféreraient le croire, mais bien plutôt le Rien. Toutes les choses de ce monde subsistent dans un exil perceptible. Elle sont victimes d'une légère et constante déperdition d'être. Assurément, cette modernité qui se voulait sans mystère et qui jurait de liquider la métaphysique l'a bien plutôt réalisée. Elle a produit un décor fait de purs phénomènes, de purs étants qui ne sont rien au-delà du simple fait de se tenir là, dans leur positivité vide, et qui sans relâche provoquent l'homme à éprouver "la merveille des merveilles : que l'étant est" (Heidegger, Qu'est-ce que la métaphysique?). Il nous suffit dans ce hall ultramoderne fait de glace, de marbre et d'acier où le hasard nous a menés, d'un mince relâchement de la constriction cérébrale pour brutalement voir tout l'existant glisser et s'invaginer en une présence tout à la fois oppressante et flottante, où rien ne reste. L'expérience du Tout Autre, il nous arrive ainsi de la faire dans les circonstances les plus communes, et jusque dans des boulangeries fraîchement rénovées. Un monde s'étend devant nous, qui ne parvient plus à soutenir notre regard. L'angoisse y veille à tous les carrefours. Or cette expérience désastreuse où nous émergeons violemment hors de l'existant n'est rien d'autre que celle de la transcendance en même temps que de l'irrémédiable négativité que nous contenons. C'est en elle toute l'étouffante "réalité", dont la grande machinerie de l'imposture sociale travaillait à établir l'évidence, qui soudainement, qui lâchement, s'affaisse, et fait place à la béance de sa nullité. Cette expérience est rien moins que le fondement de la métaphysique, où celle-ci apparaît précisément comme métaphysique, où le monde apparaît comme monde. Mais la métaphysique qui ainsi revient n'est pas la métaphysique que l'on avait chassée, car elle revient comme vérité et négation de ce qui avait vaincu l'ancienne, comme conquérante, comme métaphysique critique. Parce que le projet de la modernité marchande n'est rien, sa réalisation n'est que l'extension du désert à la totalité de l'existant. C'est ce désert que nous venons ravager.

(...)

Du point de vue où nous nous plaçons, la plongée résolue des masses dans l'immanence et leur fuite ininterrompue dans l'insignifiance - toutes choses qui pourraient nous faire tant désespérer du genre humain - cessent d'apparaître comme des phénomènes positifs qui auraient en eux-mêmes leur vérité, mais sont plutôt compris comme des mouvements purement négatifs, accompagnant l'exode contraint hors d'une sphère de la signification que le Spectacle a intégralement colonisée, hors de toutes les figures, de toutes les formes sous lesquelles il est actuellement permis d'apparaître et qui nous exproprient du sens de nos actes, comme de nos actes eux-mêmes. Mais déjà cette fuite ne suffit plus, et il faut vendre en sachets individuels le vide laissé par la Métaphysique Critique. Le New Age, par exemple, correspond à sa dilution infinitésimale, à son travestissement burlesque par quoi la société marchande tente de s'immuniser contre elle. Le constat de la séparation généralisée (entre le sensible et le suprasensible autant qu'entre les hommes), le projet de restaurer l'unité du monde, l'insistance sur la catégorie de la totalité, la primauté de l'esprit, ou l'intimité avec la douleur humaine s'y combinent de façon calculée en une nouvelle marchandise, en de nouvelles techniques. Le bouddhisme appartient lui aussi à la quantité des hygiènes spirituelles que la domination devra mettre en oeuvre pour sauver sous quelque forme que ce soit le positivisme et l'individualisme, pour demeurer encore un peu dans le nihilisme. A tout hasard, on ressort même la bannière mitée des religions, dont on sait quel utile complément elles peuvent faire au règne terrestre de toutes les misères - il va de soi que lorsqu'un hebdomadaire de bigots en baskets s'inquiète ingénument, en couverture, "le XXIème siècle sera-t-il religieux?", il faut plutôt lire "Le XXIème siècle parviendra-t-il à refouler la Métaphysique Critique?" -. Tous les "nouveaux besoins" que le capitalisme tardif se flatte de satisfaire, toute l'agitation hystérique de ses employés, et jusqu'à l'extension du rapport de consommation à l'ensemble de la vie humaine, toutes ces bonnes nouvelles qu'il croit donner de la pérennité de son triomphe ne mesurent donc jamais que l'approfondissement de son échec, de la souffrance et de l'angoisse. Et c'est cette souffrance immense, qui peuple les regards et durcit tant les choses, qu'il doit toujours à nouveau, dans une course haletante, mettre au travail, en dégradant en besoins la tension fondamentale des hommes vers la réalisation souveraine de leurs virtualités, tension qui ne cesse de s'accroître avec la distance qui les en sépare. Mais l'esquive s'épuise et son efficacité tendancielle décroît rapidement. La consommation ne parvient plus à éponger l'excès des larmes contenues. Aussi faut-il mettre en oeuvre des dispositifs de sélection toujours plus ruineux et plus drastiques pour exclure des rouages de la domination ceux qui n'ont pu ravager en eux-mêmes toute propension à l'humanité. Aucun de ceux qui participent effectivement à cette société n'est censé ignorer ce qui pourrait lui en coûter de laisser voir en public sa douleur véritable. Toutefois, en dépit de ces machinations, la souffrance n'en continue pas moins de s'accumuler dans la nuit forclose de l'intimité, où elle cherche à tâtons, avec obstination, un moyen de s'écouler. Et comme le Spectacle ne peut éternellement lui interdire de se manifester, il doit de plus en plus souvent le lui concéder, mais alors en en travestissant l'expression, en désignant au deuil planétaire un de ces objets vides, une de ces momies royales dont la confection est son secret. Seulement la souffrance ne peut se satisfaire de pareils faux-semblants. Aussi attend-elle, patiente, comme à l'affût, la brutale suspension du cours régulier de l'horreur, où les hommes s'avoueraient en un soulagement sans limites : "Tout nous manque indiciblement. Nous crevons de la nostalgie de l'Etre!".

De Tiqqun
ou "l'organe conscient du Parti Imaginaire"

tiré d'un extrait, sur le site Écologie révolutionnaire

lundi 3 septembre 2007

Guerre de genres et guerre de civilisation dans une société du spectacle

(tiré de "La guerre des sexes, ou l'Histoire comme scène de ménage")

« Qui oserait rappeler l’évidence démontrée il y a déjà vingt-cinq ou trente ans par Foucault que non seulement la guerre des races ne s’est pas éteinte avec l’émergence des guerres nationales, ou de la "lutte des classes", mais qu’elles ne cessent au contraire toutes ensemble de s’élaborer sans cesse dans l’infernal creuset des âmes humaines livrées à elles-mêmes, et aux mauvais picrates intellectuels du XXème siècle, contaminant peu à peu toutes les structures de la société-monde, jusqu’à nous promettre l’éclatement prochain d’une guerre des sexes comme horizon terminal, au milieu des destructions de la guerre civile planétaire ? »

- Maurice G. Dantec "Laboratoire de catastrophe générale"

(...) Critique de la toute-puissance de l’image, Bret Easton Ellis serait-il un auteur situationniste, ou post-situ ? En tout cas il a lu Debord, comme l’atteste le clin d’œil qu’il lui fait : « (…) sur la table il y a un sac à dos Hermès d’où émergent un livre de Guy Debord ainsi que (…) » L’intuition commune à ces penseurs et romanciers est que l’image, la surface plastique toute-puissante tue, la société du Spectacle comme recherche de perfection plastique est meurtrière. Le Spectacle n’est pas seulement le règne du divertissement idiot, il est en outre homicidaire. Ce caractère meurtrier du Spectacle n’est pas métaphorique mais bien réel. L’image d’une chose n’est pas la chose réelle mais sa représentation. La fascination pour l’image est une fascination pour la virtualisation de la réalité, sa représentation déréalisante, et cette virtualisation du réel est un meurtre du réel. Jean Baudrillard parle à ce propos de « crime parfait ». L’expression est fort juste en ce que ce crime virtualisant du réel est accompli au nom d’un lissage plastique de l’image du réel, une version idéalisée, améliorée, perfectionnée, mieux contrôlée de sa représentation. Le Spectacle, ou le mannequin qui en est l’incarnation, vit en fonction d’une recherche de perfection plastique de l’image de soi, d’un contrôle toujours accru de sa propre représentation. La Jeune-Fille comme citoyen-modèle de cette société du Spectacle hystérocrate structure son identité en fonction de cette image idéale de soi qui évacue, qui refoule, qui assassine toute autre dimension identitaire que la surface plastique. L’hystérocratie spectaculaire comme système social est un terrorisme de la perfection plastique qui massacre tout ce qui ne s’exhibe pas de manière tape-à-l’œil, tout ce qui dans le réel humain échappe à l’esthétisation spectaculaire.

Le terrorisme hystérocrate peut aller encore plus loin en spectacularisant l’inspectacularisable, en exhibant la misère et la pauvreté par exemple. A l’occasion d’une conversation inepte, Baxter Priestly, un des personnages de Glamorama prononce : « J’ai vu un clochard avec des abdos fantastiques aujourd’hui. » L’obscénité irresponsable de cette phrase qui mélange avec ingénuité deux univers de références mutuellement exclusifs, la clochardisation et les salles de musculation, sans aucun égard pour la misère du premier, cette obscénité est telle qu’elle produit un effet d’incongruité irrésistiblement comique. Mais on rit jaune et il reste évident que Ellis tourne ce genre de propos en dérision. Ce qui n’est sans doute pas le cas du couturier John Galliano qui semble avoir touché pour l’instant le fond de l’abjection spectaculaire et du terrorisme hystérocrate avec sa collection Christian Dior printemps-été 2000 intitulée « La belle et le clochard ». Dénué de la plus élémentaire décence morale, Galliano s’est inspiré pour habiller ses mannequins du « style » vestimentaire des SDF et nécessiteux qu’il avait croisés pendant ses joggings au Bois de Boulogne. Mais l’avenir de la télé-réalité repoussera sans doute encore beaucoup plus loin l’absence de scrupules.

Ellis montre également que la mode a quelque chose de fondamentalement militaire et fasciste en ce qu’elle crée des normes mentales et des hiérarchies au moyen de pures apparences plastiques : normes vestimentaires qui deviennent des uniformes, normes physiques qui deviennent des races, la beauté étant le critère de la race supérieure, la laideur de la race inférieure. La mode tente de soumettre et d’enrégimenter sous son ordre le plus grand nombre d’individus au profit d’une minorité dominante : les beaux. Comme l’armée, mais aussi comme les sectes, les religions, les groupes terroristes, la mode offre à celles et ceux qui en ont besoin un espace de conformisme au sein duquel on peut se débarrasser du lourd fardeau d’être un individu original pour ressembler le plus possible à un modèle transcendant, une autorité, un top-model au sens strict du terme : un modèle au sommet. L’obsession de la forme plastique parfaite et la hiérarchie qu’elle instaure entre les humains sur la base de l’apparence physique fait inévitablement penser aux méthodes qu’employaient les nazis pour distinguer les aryens des races dites inférieures. On pourrait parler du caractère nazifiant de la mode, de la haute-couture mais aussi de la jet-set, du show-business et de toutes les sociétés calquées sur ces secteurs d’activité. Le succès croissant de la chirurgie esthétique ne fera qu’accentuer la nazification hystérocrate du monde occidental « démocratique ». Le fantasme de perfection plastique qui traverse tous ces milieux est en effet un fantasme totalitaire de toute-puissance narcissique. La perfection plastique était l’idéal nazi par excellence. Ce qui n’est pas étonnant. La perfection plastique est en soi la violence ultime puisqu’elle ne correspond à rien de réel. Elle est donc une extermination pure et simple de la réalité, son abolition au profit d’un idéal de contrôle. La chirurgie esthétique révèle la soif de pouvoir totalitaire et de contrôle paranoïaque des femmes qui s’y livrent. La perfection plastique est le génocide de toute l’imperfection du réel, donc de tout le réel puisqu’il est imparfait. A ce titre, la chirurgie esthétique est l’instrument de la solution finale, le moyen par lequel le réel disparaîtra au profit de sa spectacularisation hystérocrate intégrale. Les Jeunes-Filles sont les nazis du 21ème siècle.

Le terrorisme islamiste phallocrate est une réponse barbare à la barbarie du terrorisme jeune-filliste hystérocrate. Les avions suicides répondent aux bombes sexuelles siliconées tout aussi suicidaires, les cutters des kamikazes aux scalpels des chirurgiens plastiques. Le conflit entre terrorisme islamiste et terrorisme occidental est la version contemporaine du rapport de forces archétypal entre l’homme et la femme qui structure tout le devenir historique. Ce rapport de forces est insoluble si ce n’est par l’auto-destruction du « couple infernal ». Il n’y a qu’une seule marche sur le podium. L’Histoire comme guerre des sexes, scène de ménage universelle, ira donc jusqu’à l’épuisement et l’extinction de ses protagonistes. Et le combat ne cessera que quand il n’y aura plus de combattants.


par Lucas Degryse, dans le Grain de sable