mercredi 31 décembre 2008

Je suis de gauche et j’aime les flics



« Mais qu’est-ce que vous avez contre nous ? » Une flique



Des organisations qui s’efforcent de bien encadrer les manifestations ; une candidate [1] au poste suprême qui met la barre très haut en matière de sécurité, plus haut que l’ex-premier flic de France. Un parti [2] qui appelle au « retour de l’ordre » pendant l’embrasement de novembre 2005 ou après les émeutes à la Gare du Nord en 2007. Une autre organisation [3] qui s’empresse de se démarquer des violences faisant suite aux élections présidentielles. Des citoyens « responsables » se constituant en cordon de sécurité pour protéger des flics visés par une pluie de caillasses devant le centre de rétention pour personnes sans papiers qu’ils gardent. Des services d’ordre toujours prompts à « éviter tout débordement », pour séparer les vrais manifestants (ceux qui suivent le parcours défini par la Préfecture) des « casseurs », et livrer ces derniers aux keufs, après les avoir tabassés, si possible [4]. Ecoutons un membre [5] d’une de ces centrales syndicales à propos des manifestations : « Que les services d’ordre syndicaux soient violents contre ces trublions est donc normal, qu’ils les remettent à la police ne me choque pas. Si je suis agressé, je porte plainte, non ? », « Ceux qui se prétendent « gauchistes » et veulent casser les organisations syndicales ouvrières sont des nuisibles à neutraliser »…

Les mêmes services d’ordre d’une intersyndicale se constituant en barrage à 200 mètres d’un ministère pour éviter que de turbulents lycéens aillent perturber la classique « délégation ». Des personnalités politiques [6] Les mêmes personnalités politiques qui ferment leur gueule lorsque le dit gouvernement rafle 120 personnes dans un foyer parisien de travailleurs sans papiers.

Les avez-vous reconnu ? Qu’est-ce qui peut bien réunir les organisations, syndicats, partis et citoyens évoqué(e)s ci-dessus, mis à part leur amour ostentatoire pour l’Ordre, la sécurité, et la milice armée d’environ 150 000 membres qui nous assène fréquemment ses gaz lacrymogènes, ses coups de matraque, ses réflexions antisémites, homophobes et sexistes en garde-à-vue ? Oui, c’est vrai, la réponse était déjà dans le titre. Trop facile mais tellement évident. Car la gauche (« socialiste », « populaire », « anti-capitaliste », « travailliste ») a un but commun et avoué : la conquête progressive de l’appareil d’Etat. Comment peut-on haïr et combattre ce que l’on convoite ?

Léon Blum avait résumé la question assez précisément déjà ; lors de la grève générale de juin 1936, alors que la SFIO (ancêtre du PS) détenait le pouvoir, Blum se félicitait de ce que les piquets de grève tenaient les ouvriers bien sagement à l’usine, car s’ils avaient pris la rue à ce moment, le bon Léon aurait du envoyer la troupe pour empêcher la Sociale.

Curieux phénomène, qui montre des « gens de gauche » crier à pleins poumons « cette société-là, on n’en veut pas ! » en manifestation, et montrer le plus grand respect pour l’institution qui précisément œuvre à ce que « cette société-là » ne s’effondre pas. Alors que depuis des années la France est particulièrement un « pays de flics », que les rafles quotidiennes sont opérées dans nos villes, menant à la mort parfois ; alors que les contrôles au faciès se multiplient, que les CRS chargent des lycéens qui occupent leur bahut, il faudra que les « gens de gauche » nous expliquent concrètement quel monde ils opposent à « cette société-là ». Il faudra qu’ils nous expliquent comment on peut passer d’un monde à l’autre, sans en finir avec les gardiens du « Vieux Monde » qui s’en donnent à cœur joie ces derniers temps.

Nous n’oublions pas que, entre ce monde pourri et celui que nous désirons, il n’y a pas seulement une montagne d’habitudes et d’idées de merde, il y a aussi des cordons de Gardes Mobiles et des SO de gauche pour nous barrer la route.

A bas l’Etat, les flics et la gauche !

samedi 11 octobre 2008

De l’émeute moderne et de l’archaïsme gauchiste



Car l’émeute est quelque chose de frustrant pour ceux qui voudraient s’en servir, c’est-à-dire pour tous les blanquistes d’aujourd’hui.

Il semble que les gauchistes en particulier ont beaucoup de mal à comprendre ce que les téléologues disent des émeutes. Car les gauchistes croient bien savoir ce qu’est une émeute, d’autant qu’ils sont plutôt en faveur de ce type de manifestations, non sans remarquer parfois leurs faiblesses. Mais pour eux l’émeute est un outil dans la besace à projectiles contre la société en place, parmi d’autres. Il n’y a pas donc de raison pour eux de parler plus de l’émeute que de la grève, de la manifestation, de l’insubordination civile ou des formes de gestion parallèles, qu’ils revendiquent éventuellement. Ils croient donc d’abord que l’émeute, pour les téléologues, est une sorte de fétichisme ; ensuite que les téléologues auraient « recours » à l’émeute, beaucoup trop souvent ; enfin qu’il y a quand même des émeutes fort différentes de par le monde, car celles qui sont si belles et si grandes au loin, là où le contrôle de l’ennemi est tellement fissuré qu’il les permet, ne sont pas comparables à ces incendies de poubelles par des poignées de cagoulés quelque vendredi soir dans une banlieue, où eux, nos gauchistes, ont difficilement accès.

Reprenons donc l’explication que les téléologues ont héritée de la Bibliothèque des Emeutes. L’émeute n’est pas un outil. Nous n’avons pas « recours » à l’émeute. L’émeute est un moment où les pauvres se battent sans encadrement, et sans la médiation de l’Etat, de la marchandise et de l’information dominante, et souvent contre eux. Les conditions de combat sans médiation ennemie sont extrêmement rares dans notre société, et elles ont la particularité de libérer de la pensée : ceux qui sont là sont contraints de construire eux-mêmes leurs médiations. C’est faute de vouloir, de pouvoir, ou d’oser le faire que la plupart des émeutes sont battues. On ne peut pas appeler à l’émeute, non pas parce que c’est interdit pas la loi, mais parce que l’émeute est une rencontre non préparée entre des pauvres qui sortent précisément des organisations et des encadrements existants. Ce n’est pas la conscience qui commande à l’émeute, c’est l’émotion, l’inconscient, l’occasion qui commandent à la conscience, dans l’émeute. C’est pourquoi c’est une forme de lutte extrêmement intéressante : elle a le potentiel d’un début de débat libre. S’il y a un message à comprendre dans ce que Bibliothèque des Emeutes et téléologie moderne ont dit à propos de l’émeute, c’est celui-ci : elle est un début de débat. C’est-à-dire un début de débat possible, mais un début de débat libre, débarrassé des scories habituelles qui empêchent les pauvres de débattre, dont font également partie les idéologies, notamment puisqu’il en est question ici, la gauchiste, mais même l’idéologie téléologue. Ce moment du début de débat est exceptionnel, parce que les révolutions, qui sont les débats de l’humanité sur elle-même, les moments où l’humanité se prend pour objet, les moments où la totalité est l’objet de l’histoire, sont toujours des dépassements de l’insurrection ; et que l’insurrection est toujours un dépassement de l’émeute. Ou, dit autrement : aucune révolution connue ne s’est faite sans insurrection ; aucune insurrection connue ne s’est faite sans émeute.

Il s’en faut de beaucoup que toutes les émeutes développent effectivement la possibilité d’une révolution. Mais ce moment de pensée, possible dans l’émeute, est si important qu’il mérite d’être analysé. C’est pourquoi la Bibliothèque des Emeutes avait construit une vision du monde à partir, c’est-à-dire du point de vue de l’émeute moderne, croisement de la pensée sans conscience et de la conscience. Rappelons que l’émeute moderne est le contraire de l’émeute classique, blanquiste, entièrement manipulée, préorganisée de l’extérieur. L’émeute moderne est justement devenue un levier social potentiel si riche parce qu’elle n’est pas manipulée, et qu’elle doit elle-même inventer son organisation à partir de son déroulement. Il faut bien sûr affaiblir les généralisations hâtives qu’une telle prise de position pourraient entraîner. D’abord, l’émeute n’est que très rarement la source de débat dont nous parlons ici, et toujours ses abords sont viciés, sont blanquisés, mais aujourd’hui de manière très faible, il faut s’en réjouir : presque tous les émeutiers modernes sont idéologisés, parfois des organisations apparaissent au cœur de la bataille, et le début de critique manifesté là cherche rarement son dépassement. Par ailleurs, ce moment de début de débat, qui peut entraîner l’humanité entière – puisque c’est de réunir l’assemblée générale du genre humain en tant que préalable de son accomplissement qu’il s’agit –, existe peut-être à partir d’autres actes. Seulement nous n’en connaissons pas. A la rigueur, nous pensons qu’avec l’amour, il y a là une perspective analogue, mais cela resterait à prouver, et le levier de l’amour paraît beaucoup plus long à actionner pour arriver à ce résultat que celui de l’émeute. Mais s’il existe d’autres moments qui permettent d’envisager une perspective qui conduit au débat dont l’humanité a tant besoin sur elle-même, nous serons fort heureux de les explorer. Car le malheur de l’émeute et de l’amour, dans cette perspective, c’est que nous ne savons pas les déclencher, et même nous pensons qu’ils sont réfractaires au déclenchement ; la bonne nouvelle, par contre, pour l’émeute, c’est que malgré cette ignorance du déclencheur, il y en a un très grand nombre dans le monde, ce que d’ailleurs l’ennemi réussit encore à dissimuler. Pour l’amour, nous n’en savons rien : il n’y a pas de statistiques possibles.

D’autre part, on ne va pas à l’émeute. L’émeute, justement, commence où elle est, ou pas. Les militants qui arrivent le deuxième soir sont déjà les récupérateurs et les ennemis du débat. Seuls ceux qui soudain y sont, font l’émeute, et eux d’abord peuvent la prolonger dans un dépassement. Nous n’avons jamais « recours » à l’émeute, parce que la nature même de l’émeute interdit d’y avoir recours : c’est ce qu’un Mandosio, élevé au gauchisme traditionnel, ne pourra jamais comprendre. Notre position sur l’émeute est donc de dire qu’elle est une forme de lutte très particulière, parce qu’elle contient, en principe mais pas à chaque fois, un moment fondateur de notre but, et qu’elle s’est multipliée au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Cette multiplication est significative, et nous avons tenté d’expliquer cette signification de deux manières complémentaires : l’une est la synthèse de ce phénomène émietté mais en augmentation quantitative et qualitative il y a quinze ans, synthèse que nous avons appelée la révolution iranienne ; l’autre est l’analyse du phénomène, tout au moins dans ses signes visibles, que nous avons appelé l’esprit, ou l’aliénation.

Enfin, le moment clé de l’émeute, qui contient son dépassement sans que sa perspective ne soit perdue, a bien lieu dans les sinistres banlieues parisiennes comme dans les belles plaines du Gange. Le contrôle ennemi ne comprend pas ce moment, comme nous. C’est pourquoi la menace contre ce monde est toujours aussi présente : elle dépend d’abord des conditions à créer, et non des conditions existantes. C’est parce que le moment de l’émeute exprime un futur, et que les gestionnaires et autres conservateurs gauchistes cherchent leur rationalité dans le passé, que l’émeute est tant crainte. Sans doute, certains de ses aspects formels dépendent du prétexte, de l’armement et de la propagande, et ces aspects formels peuvent même parfois borner le but de l’événement qui aurait pu déclencher un début de débat ; mais le contenu véritable de l’émeute est dans ce moment qui échappe à nos filets conceptuels et à nos décroissances d’insatisfaction. C’est pourquoi la France peut bien valoir le Gujarat, la Kabylie ou Port-au-Prince, en la matière.

Car l’émeute est quelque chose de frustrant pour ceux qui voudraient s’en servir, c’est-à-dire pour tous les blanquistes d’aujourd’hui. On ne peut pas la déclencher, on ne peut, en principe, pas la rejoindre en marche, quand elle est au loin, dans quelque Etat dont les conditions ne sont pas encore aussi serrées que chez nous, elle est belle mais trop loin, et quand elle est chez nous, elle est petite et moche, et même cette disgracieuse déflagration se refuse aux grands cœurs qui voudraient bien participer à tout ce qui bouge. Nos gauchistes, révolutionnaires de salon, ne peuvent donc pas connaître l’émeute. C’est pourquoi ils sont un peu agacés d’en entendre parler beaucoup. Et c’est parce qu’ils ne connaissent pas cet événement – pour eux c’est toujours l’émeute Blanqui – qu’ils n’écoutent pas ce qui a été découvert de son contenu récemment, parce que, il faut aujourd’hui le souligner, ce contenu est récent. Le mot émeute du XIXe siècle est bien plus près de l’émeute romaine que de l’émeute de la seconde moitié du XXe siècle. Dans ce que nous avons essayé de révéler de l’émeute, c’est ce qu’ils sont incapables d’entendre. Voilà une forme de lutte sociale qui est devenue une forme d’expression publique. L’émeute a changé fondamentalement, même si le mot est resté le même.

Enfin, il faut signaler que nous sommes d’accord avec le premier ministre d’alors, Villepin, quand il disait que le mouvement de 2005 n’est pas un mouvement d’émeutes. Pendant le mois de novembre de 2005, il n’y a pas eu trois événements qui méritent d’être appelés émeute, au sens où la Bibliothèque des Emeutes l’avait définie. Il y a au contraire une forte volonté d’étendre le mot émeute, d’en faire un « sentiment », un mot choc, et aussi un mot proche de l’anglais « riot » qui signifie bien émeute, mais dans un sens beaucoup plus dévalué qu’en français. On tend, pour des raisons idéologiques, à appeler émeute une bagarre de rue. Que le langage se déplace est assez conforme au mouvement de l’esprit ; mais que la notion d’émeute se déplace vers une grande banalité est un mouvement vers la perte du moment qui, dans l’émeute, importe. Il est vrai que cette inflation du mot avait également touché, il y a quelques décennies, le mot amour, dont la spiritualité s’est, de ce fait, égarée. Et révolution, en devenant une sorte de synonyme de putsch, est un autre exemple de cette tentative de contourner la difficulté de compréhension par la vulgarisation de l’usage.

mardi 25 septembre 2007

L'amour ouvert comme remède à la pathologie du couple

tiré d'une traduction de "Jealousy: Causes and Possible Cure"
de Emma Goldman


Il n’est malheureusement pas que les mariages, si conservateurs, à s’encombrer de la notion de monopole sexuel. Les soi-disant unions libres en sont également victimes. On m’opposera qu’il s’agit précisément d’une preuve supplémentaire du caractère inné de la jalousie. Mais il importe de garder à l’esprit que le monopole sexuel s’est transmis de génération en génération comme un droit sacré autant que comme le fondement de la pureté de la famille et du foyer. De la même manière que l’Eglise et l’Etat ont accepté le monopole sexuel comme seule garantie des liens du mariage, ceux-ci ont justifié la jalousie comme l’arme défensive légitime pour protéger le droit de propriété.

Aujourd’hui, même s’il est vrai qu’un grand nombre de personnes a dépassé la dimension légale du monopole sexuel, il n’en va pas de même pour les traditions et habitudes attachées à celui-ci. Ces individus sont tout autant aveuglés par « le monstre aux yeux verts » que leurs voisins conservateurs dès lors que leurs possessions sont en jeu.

Un homme ou une femme suffisamment libre et digne pour ne pas interférer ni se scandaliser de l’attirance de l’être aimé pour une autre personne est assuré d’être méprisé par ses amis conservateurs et ridiculisé par ses amis radicaux. Il sera perçu, selon les cas, comme un dégénéré ou un lâche ; fréquemment, de mesquines motivations matérielles lui seront imputées. Dans tous les cas, de tels hommes et femmes feront l’objet de commérages vulgaires et de plaisanteries malveillantes, simplement parce qu’ils concèdent à la femme, au mari ou à l’amant le droit de disposer de son propre corps et de ses émotions, sans s’abandonner à des scènes de jalousie ni à menacer sauvagement de tuer l’intrus.

D’autres facteurs sont impliqués dans la jalousie : l’orgueil du mâle et l’envie de la femelle. En matière sexuelle, le mâle est un imposteur, un frimeur qui se prévaut éternellement de ses exploits et succès auprès des femmes. Il insiste pour jouer le rôle d’un conquérant puisqu’on lui a appris que les femmes désiraient être conquises, qu’elles aimaient être séduites. Se prenant pour le seul coq de la basse-cour, ou pour le taureau qui doit croiser les cornes pour gagner la vache, il s’estime mortellement blessé dans son orgueil et dans son arrogance dès lors qu’un rival entre en scène – l’enjeu, même parmi les hommes prétendument raffinés, demeure l’amour charnel de la femme, qui doit n’appartenir qu’à un seul maître.

En d’autres mots, la mise en question du monopole sexuel et la vanité outragée de l’homme constituent, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, les antécédents de la jalousie.

Dans le cas d’une femme, la peur économique pour elle et ses enfants et son envie mesquine de toute autre femme qui gagne grâce aux yeux de celui qui l’entretient génère invariablement la jalousie. Disons pour lui rendre justice que, durant les siècles passés, l’attraction physique constituait le seul bien dont elle pouvait faire commerce. Elle ne peut dès lors qu’envier le charme et la valeur d’autres femmes qui menacent son emprise sur sa précieuse propriété.

Le grotesque de tout cela est que les hommes et les femmes deviennent fréquemment violement jaloux de ceux dont ils n’ont vraiment que faire en vérité. Ce n’est donc pas leur amour outragé, mais leur orgueil ou leur envie qui s’élève contre ce « tort terrible ». Probablement la femme n’a-t-elle jamais aimé l’homme qu’elle suspecte et épie désormais. Probablement n’a-t-elle jamais consenti le moindre effort pour conserver son amour. Mais dès lors qu’un compétiteur apparaît, sa propriété sexuelle retrouve valeur à ses yeux et il n’est pour la défendre aucun moyen qui soit trop méprisable ou cruel.

Il apparaît ainsi à l’évidence que la jalousie n’est pas le fruit de l’amour. En fait, s’il était possible d’autopsier l’essentiel des cas de jalousie, il apparaîtrait probablement que moins les protagonistes sont animés par un grand amour, plus leur jalousie est violente et déterminée. Deux personnes liées par l’unité et par une harmonie relationnelle ne craignent pas de réduire leur confiance mutuelle et leur sécurité si l’un d’entre eux éprouve de l’attraction pour un autre. Leur relation ne s’achèvera pas davantage dans la vile inimitié comme c’est trop souvent le cas chez bien des gens. Peut-être ne seront-ils pas capables, on ne doit même pas s’attendre à ce que ce soit le cas, d’accueillir le choix de l’être aimé dans l’intimité de leur vie, mais cela ne donne le droit ni à l’un ni à l’autre de nier la nécessité de l’attraction.

Je pourrais discuter de la variété et de la monogamie durant des semaines, je ne vais donc pas m’y étendre ici, si ce n’est pour dire que de tenir pour pervers ou anormaux ceux qui peuvent aimer plus d’une personne confine plutôt à l’ignorance. J’ai déjà abordé un certain nombre des causes possibles de la jalousie, auxquelles je dois ajouter l’institution du mariage que l’Etat et l’Eglise tiennent pour « ce qui lie jusqu’à ce que la mort sépare ». Ceci est accepté comme la forme la plus éthique d’une vie juste faite d’actes justes.

De l’amour, ainsi enchaîné et contraint dans toute sa variabilité et son caractère changeant, il n’est point question de savoir si la jalousie provient. Quoi d’autre que de la mesquinerie, de la méchanceté, de la suspicion et de la rancoeur peut provenir de l’union artificielle d’un homme et d’une femme scellée par la formule « vous êtes maintenant un par le corps et l’esprit » ? Prenez n’importe quel couple uni de pareille manière, dont les membres dépendent l’un de l’autre pour chacune de leur pensée et sensation, privés de toute source extérieure d’intérêt ou de désir, et demandez-vous si une telle relation peut ne pas devenir haïssable et insupportable au bout d’un certain temps.

Il arrive que les fers se brisent d’une manière ou d’une autre, et dès lors que les circonstances qui mènent à un tel résultat sont généralement sordides et dégradantes, il ne saurait être surprenant qu’elle fassent intervenir les plus sales et les plus méchants des traits et motivations humains.

En d’autres mots, l’interférence légale, religieuse et morale sont les parents de notre vie amoureuse et sexuelle actuelle qui a si peu de naturel et au sein de laquelle la jalousie s’est développée. C’est le fouet qui s’abat et torture les pauvres mortels en raison de leur stupidité, de leur ignorance et de leurs préjugés.

Mais que personne ne cherche à se justifier de subir tous ces travers. Il n’est que trop vrai que nous souffrons tous sous les fardeaux d’arrangements sociaux iniques, sous la coercition et l’aveuglement moral. Mais ne sommes nous pas des individus conscients, dont le but est d’apporter la vérité et la justice aux affaires des hommes ? La théorie voulant que l’homme soit un produit des circonstances n’a mené qu’à l’indifférence et à un lâche acquiescement à ces conditions. Pourtant chacun sait que s’adapter à un mode de vie malsain et injuste ne fera que renforcer ces caractéristiques tandis que l’homme, soi-disant couronnement de la création, doté d’une capacité de réflexion, d’observation et par-dessus tout en mesure d’user de ses capacités d’initiative, s’affaiblit continûment, pour devenir plus passif et fataliste.

Il n’est rien de plus terrible et d’inévitable que de creuser dans les composantes vitales de êtres aimés et des individualités. Cela ne peut servir qu’à déchirer ce qui reste des fils de l’affection passée et à nous mener finalement au dernier naufrage, celui que la jalousie pense pourtant s’employer à prévenir, j’ai nommé l’annihilation de l’amour, de l’amitié et du respect.

La jalousie est un effet un pauvre moyen pour sécuriser l’amour, mais un moyen très sûr pour détruire l’estime de soi. Les individus jaloux comme les drogués se rabaissent au niveau le plus bas pour finalement n’inspirer que dégoût et mépris.

L’angoisse de perdre l’amour ou de vivre un amour non partagé, chez ceux capables de pensées fines et élevées, ne rendra jamais les individus vulgaires. Ceux qui se révèlent sensibles et raffinés n’ont qu’à se demander à eux-mêmes s’ils peuvent tolérer une quelconque relation obligatoire ; un non emphatique servira de réponse. Mais la plupart des personnes continuent de vivre les unes auprès des autres alors qu’elles ont depuis longtemps cessé de vivre ensemble – il s’agit là d’un terreau fertile pour la jalousie dont les méthodes s’étendent de l’ouverture des correspondances privées jusqu’au meurtre. Comparé à de telles horreurs, l’adultère non dissimulé apparaît comme un acte de courage et de libération.

Un bouclier efficace contre la vulgarité de la jalousie nous est fourni par le fait que l’homme et la femme ne forment pas un corps ni un esprit uniques. Ils sont deux êtres humains, de tempéraments, de sentiments et d’émotions différents. Chacun est un petit cosmos par lui-même, incarné en ses pensées et idées propres. Il est merveilleux et politique que ces deux mondes se rencontrent dans la liberté et l’égalité. Cela en vaut la peine même si cela ne dure qu’une courte période de temps. Mais dès lors que les deux mondes sont contraints de se côtoyer, toute la beauté et la fragrance se dissipent et il ne reste plus rien que des feuilles mortes. Toute personne qui fera sien ce truisme considérera la jalousie comme en dessous de lui et ne la laissera pas brandir une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

Tous les amants font bien de laisser les portes de leur amour grandes ouvertes. Quand l’amour peut venir et partir sans la peur de croiser un chien de garde, la jalousie peut rarement s’enraciner car elle apprend que là où n’existent ni cadenas ni clés il n’est pas de place pour la suspicion et la méfiance, deux éléments grâce auxquels la jalousie se développe et prospère.

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