mardi 25 septembre 2007

L'amour ouvert comme remède à la pathologie du couple

tiré d'une traduction de "Jealousy: Causes and Possible Cure"
de Emma Goldman


Il n’est malheureusement pas que les mariages, si conservateurs, à s’encombrer de la notion de monopole sexuel. Les soi-disant unions libres en sont également victimes. On m’opposera qu’il s’agit précisément d’une preuve supplémentaire du caractère inné de la jalousie. Mais il importe de garder à l’esprit que le monopole sexuel s’est transmis de génération en génération comme un droit sacré autant que comme le fondement de la pureté de la famille et du foyer. De la même manière que l’Eglise et l’Etat ont accepté le monopole sexuel comme seule garantie des liens du mariage, ceux-ci ont justifié la jalousie comme l’arme défensive légitime pour protéger le droit de propriété.

Aujourd’hui, même s’il est vrai qu’un grand nombre de personnes a dépassé la dimension légale du monopole sexuel, il n’en va pas de même pour les traditions et habitudes attachées à celui-ci. Ces individus sont tout autant aveuglés par « le monstre aux yeux verts » que leurs voisins conservateurs dès lors que leurs possessions sont en jeu.

Un homme ou une femme suffisamment libre et digne pour ne pas interférer ni se scandaliser de l’attirance de l’être aimé pour une autre personne est assuré d’être méprisé par ses amis conservateurs et ridiculisé par ses amis radicaux. Il sera perçu, selon les cas, comme un dégénéré ou un lâche ; fréquemment, de mesquines motivations matérielles lui seront imputées. Dans tous les cas, de tels hommes et femmes feront l’objet de commérages vulgaires et de plaisanteries malveillantes, simplement parce qu’ils concèdent à la femme, au mari ou à l’amant le droit de disposer de son propre corps et de ses émotions, sans s’abandonner à des scènes de jalousie ni à menacer sauvagement de tuer l’intrus.

D’autres facteurs sont impliqués dans la jalousie : l’orgueil du mâle et l’envie de la femelle. En matière sexuelle, le mâle est un imposteur, un frimeur qui se prévaut éternellement de ses exploits et succès auprès des femmes. Il insiste pour jouer le rôle d’un conquérant puisqu’on lui a appris que les femmes désiraient être conquises, qu’elles aimaient être séduites. Se prenant pour le seul coq de la basse-cour, ou pour le taureau qui doit croiser les cornes pour gagner la vache, il s’estime mortellement blessé dans son orgueil et dans son arrogance dès lors qu’un rival entre en scène – l’enjeu, même parmi les hommes prétendument raffinés, demeure l’amour charnel de la femme, qui doit n’appartenir qu’à un seul maître.

En d’autres mots, la mise en question du monopole sexuel et la vanité outragée de l’homme constituent, dans quatre-vingt-dix-neuf cas sur cent, les antécédents de la jalousie.

Dans le cas d’une femme, la peur économique pour elle et ses enfants et son envie mesquine de toute autre femme qui gagne grâce aux yeux de celui qui l’entretient génère invariablement la jalousie. Disons pour lui rendre justice que, durant les siècles passés, l’attraction physique constituait le seul bien dont elle pouvait faire commerce. Elle ne peut dès lors qu’envier le charme et la valeur d’autres femmes qui menacent son emprise sur sa précieuse propriété.

Le grotesque de tout cela est que les hommes et les femmes deviennent fréquemment violement jaloux de ceux dont ils n’ont vraiment que faire en vérité. Ce n’est donc pas leur amour outragé, mais leur orgueil ou leur envie qui s’élève contre ce « tort terrible ». Probablement la femme n’a-t-elle jamais aimé l’homme qu’elle suspecte et épie désormais. Probablement n’a-t-elle jamais consenti le moindre effort pour conserver son amour. Mais dès lors qu’un compétiteur apparaît, sa propriété sexuelle retrouve valeur à ses yeux et il n’est pour la défendre aucun moyen qui soit trop méprisable ou cruel.

Il apparaît ainsi à l’évidence que la jalousie n’est pas le fruit de l’amour. En fait, s’il était possible d’autopsier l’essentiel des cas de jalousie, il apparaîtrait probablement que moins les protagonistes sont animés par un grand amour, plus leur jalousie est violente et déterminée. Deux personnes liées par l’unité et par une harmonie relationnelle ne craignent pas de réduire leur confiance mutuelle et leur sécurité si l’un d’entre eux éprouve de l’attraction pour un autre. Leur relation ne s’achèvera pas davantage dans la vile inimitié comme c’est trop souvent le cas chez bien des gens. Peut-être ne seront-ils pas capables, on ne doit même pas s’attendre à ce que ce soit le cas, d’accueillir le choix de l’être aimé dans l’intimité de leur vie, mais cela ne donne le droit ni à l’un ni à l’autre de nier la nécessité de l’attraction.

Je pourrais discuter de la variété et de la monogamie durant des semaines, je ne vais donc pas m’y étendre ici, si ce n’est pour dire que de tenir pour pervers ou anormaux ceux qui peuvent aimer plus d’une personne confine plutôt à l’ignorance. J’ai déjà abordé un certain nombre des causes possibles de la jalousie, auxquelles je dois ajouter l’institution du mariage que l’Etat et l’Eglise tiennent pour « ce qui lie jusqu’à ce que la mort sépare ». Ceci est accepté comme la forme la plus éthique d’une vie juste faite d’actes justes.

De l’amour, ainsi enchaîné et contraint dans toute sa variabilité et son caractère changeant, il n’est point question de savoir si la jalousie provient. Quoi d’autre que de la mesquinerie, de la méchanceté, de la suspicion et de la rancoeur peut provenir de l’union artificielle d’un homme et d’une femme scellée par la formule « vous êtes maintenant un par le corps et l’esprit » ? Prenez n’importe quel couple uni de pareille manière, dont les membres dépendent l’un de l’autre pour chacune de leur pensée et sensation, privés de toute source extérieure d’intérêt ou de désir, et demandez-vous si une telle relation peut ne pas devenir haïssable et insupportable au bout d’un certain temps.

Il arrive que les fers se brisent d’une manière ou d’une autre, et dès lors que les circonstances qui mènent à un tel résultat sont généralement sordides et dégradantes, il ne saurait être surprenant qu’elle fassent intervenir les plus sales et les plus méchants des traits et motivations humains.

En d’autres mots, l’interférence légale, religieuse et morale sont les parents de notre vie amoureuse et sexuelle actuelle qui a si peu de naturel et au sein de laquelle la jalousie s’est développée. C’est le fouet qui s’abat et torture les pauvres mortels en raison de leur stupidité, de leur ignorance et de leurs préjugés.

Mais que personne ne cherche à se justifier de subir tous ces travers. Il n’est que trop vrai que nous souffrons tous sous les fardeaux d’arrangements sociaux iniques, sous la coercition et l’aveuglement moral. Mais ne sommes nous pas des individus conscients, dont le but est d’apporter la vérité et la justice aux affaires des hommes ? La théorie voulant que l’homme soit un produit des circonstances n’a mené qu’à l’indifférence et à un lâche acquiescement à ces conditions. Pourtant chacun sait que s’adapter à un mode de vie malsain et injuste ne fera que renforcer ces caractéristiques tandis que l’homme, soi-disant couronnement de la création, doté d’une capacité de réflexion, d’observation et par-dessus tout en mesure d’user de ses capacités d’initiative, s’affaiblit continûment, pour devenir plus passif et fataliste.

Il n’est rien de plus terrible et d’inévitable que de creuser dans les composantes vitales de êtres aimés et des individualités. Cela ne peut servir qu’à déchirer ce qui reste des fils de l’affection passée et à nous mener finalement au dernier naufrage, celui que la jalousie pense pourtant s’employer à prévenir, j’ai nommé l’annihilation de l’amour, de l’amitié et du respect.

La jalousie est un effet un pauvre moyen pour sécuriser l’amour, mais un moyen très sûr pour détruire l’estime de soi. Les individus jaloux comme les drogués se rabaissent au niveau le plus bas pour finalement n’inspirer que dégoût et mépris.

L’angoisse de perdre l’amour ou de vivre un amour non partagé, chez ceux capables de pensées fines et élevées, ne rendra jamais les individus vulgaires. Ceux qui se révèlent sensibles et raffinés n’ont qu’à se demander à eux-mêmes s’ils peuvent tolérer une quelconque relation obligatoire ; un non emphatique servira de réponse. Mais la plupart des personnes continuent de vivre les unes auprès des autres alors qu’elles ont depuis longtemps cessé de vivre ensemble – il s’agit là d’un terreau fertile pour la jalousie dont les méthodes s’étendent de l’ouverture des correspondances privées jusqu’au meurtre. Comparé à de telles horreurs, l’adultère non dissimulé apparaît comme un acte de courage et de libération.

Un bouclier efficace contre la vulgarité de la jalousie nous est fourni par le fait que l’homme et la femme ne forment pas un corps ni un esprit uniques. Ils sont deux êtres humains, de tempéraments, de sentiments et d’émotions différents. Chacun est un petit cosmos par lui-même, incarné en ses pensées et idées propres. Il est merveilleux et politique que ces deux mondes se rencontrent dans la liberté et l’égalité. Cela en vaut la peine même si cela ne dure qu’une courte période de temps. Mais dès lors que les deux mondes sont contraints de se côtoyer, toute la beauté et la fragrance se dissipent et il ne reste plus rien que des feuilles mortes. Toute personne qui fera sien ce truisme considérera la jalousie comme en dessous de lui et ne la laissera pas brandir une épée de Damoclès au-dessus de sa tête.

Tous les amants font bien de laisser les portes de leur amour grandes ouvertes. Quand l’amour peut venir et partir sans la peur de croiser un chien de garde, la jalousie peut rarement s’enraciner car elle apprend que là où n’existent ni cadenas ni clés il n’est pas de place pour la suspicion et la méfiance, deux éléments grâce auxquels la jalousie se développe et prospère.

Texte complet sur L'En Dehors

1 commentaire:

Leif Thande a dit...

Très bon texte. Je ne connaissais pas cette auteure mais je vais m'y intéresser. Merci pour la découverte !