lundi 3 septembre 2007

Guerre de genres et guerre de civilisation dans une société du spectacle

(tiré de "La guerre des sexes, ou l'Histoire comme scène de ménage")

« Qui oserait rappeler l’évidence démontrée il y a déjà vingt-cinq ou trente ans par Foucault que non seulement la guerre des races ne s’est pas éteinte avec l’émergence des guerres nationales, ou de la "lutte des classes", mais qu’elles ne cessent au contraire toutes ensemble de s’élaborer sans cesse dans l’infernal creuset des âmes humaines livrées à elles-mêmes, et aux mauvais picrates intellectuels du XXème siècle, contaminant peu à peu toutes les structures de la société-monde, jusqu’à nous promettre l’éclatement prochain d’une guerre des sexes comme horizon terminal, au milieu des destructions de la guerre civile planétaire ? »

- Maurice G. Dantec "Laboratoire de catastrophe générale"

(...) Critique de la toute-puissance de l’image, Bret Easton Ellis serait-il un auteur situationniste, ou post-situ ? En tout cas il a lu Debord, comme l’atteste le clin d’œil qu’il lui fait : « (…) sur la table il y a un sac à dos Hermès d’où émergent un livre de Guy Debord ainsi que (…) » L’intuition commune à ces penseurs et romanciers est que l’image, la surface plastique toute-puissante tue, la société du Spectacle comme recherche de perfection plastique est meurtrière. Le Spectacle n’est pas seulement le règne du divertissement idiot, il est en outre homicidaire. Ce caractère meurtrier du Spectacle n’est pas métaphorique mais bien réel. L’image d’une chose n’est pas la chose réelle mais sa représentation. La fascination pour l’image est une fascination pour la virtualisation de la réalité, sa représentation déréalisante, et cette virtualisation du réel est un meurtre du réel. Jean Baudrillard parle à ce propos de « crime parfait ». L’expression est fort juste en ce que ce crime virtualisant du réel est accompli au nom d’un lissage plastique de l’image du réel, une version idéalisée, améliorée, perfectionnée, mieux contrôlée de sa représentation. Le Spectacle, ou le mannequin qui en est l’incarnation, vit en fonction d’une recherche de perfection plastique de l’image de soi, d’un contrôle toujours accru de sa propre représentation. La Jeune-Fille comme citoyen-modèle de cette société du Spectacle hystérocrate structure son identité en fonction de cette image idéale de soi qui évacue, qui refoule, qui assassine toute autre dimension identitaire que la surface plastique. L’hystérocratie spectaculaire comme système social est un terrorisme de la perfection plastique qui massacre tout ce qui ne s’exhibe pas de manière tape-à-l’œil, tout ce qui dans le réel humain échappe à l’esthétisation spectaculaire.

Le terrorisme hystérocrate peut aller encore plus loin en spectacularisant l’inspectacularisable, en exhibant la misère et la pauvreté par exemple. A l’occasion d’une conversation inepte, Baxter Priestly, un des personnages de Glamorama prononce : « J’ai vu un clochard avec des abdos fantastiques aujourd’hui. » L’obscénité irresponsable de cette phrase qui mélange avec ingénuité deux univers de références mutuellement exclusifs, la clochardisation et les salles de musculation, sans aucun égard pour la misère du premier, cette obscénité est telle qu’elle produit un effet d’incongruité irrésistiblement comique. Mais on rit jaune et il reste évident que Ellis tourne ce genre de propos en dérision. Ce qui n’est sans doute pas le cas du couturier John Galliano qui semble avoir touché pour l’instant le fond de l’abjection spectaculaire et du terrorisme hystérocrate avec sa collection Christian Dior printemps-été 2000 intitulée « La belle et le clochard ». Dénué de la plus élémentaire décence morale, Galliano s’est inspiré pour habiller ses mannequins du « style » vestimentaire des SDF et nécessiteux qu’il avait croisés pendant ses joggings au Bois de Boulogne. Mais l’avenir de la télé-réalité repoussera sans doute encore beaucoup plus loin l’absence de scrupules.

Ellis montre également que la mode a quelque chose de fondamentalement militaire et fasciste en ce qu’elle crée des normes mentales et des hiérarchies au moyen de pures apparences plastiques : normes vestimentaires qui deviennent des uniformes, normes physiques qui deviennent des races, la beauté étant le critère de la race supérieure, la laideur de la race inférieure. La mode tente de soumettre et d’enrégimenter sous son ordre le plus grand nombre d’individus au profit d’une minorité dominante : les beaux. Comme l’armée, mais aussi comme les sectes, les religions, les groupes terroristes, la mode offre à celles et ceux qui en ont besoin un espace de conformisme au sein duquel on peut se débarrasser du lourd fardeau d’être un individu original pour ressembler le plus possible à un modèle transcendant, une autorité, un top-model au sens strict du terme : un modèle au sommet. L’obsession de la forme plastique parfaite et la hiérarchie qu’elle instaure entre les humains sur la base de l’apparence physique fait inévitablement penser aux méthodes qu’employaient les nazis pour distinguer les aryens des races dites inférieures. On pourrait parler du caractère nazifiant de la mode, de la haute-couture mais aussi de la jet-set, du show-business et de toutes les sociétés calquées sur ces secteurs d’activité. Le succès croissant de la chirurgie esthétique ne fera qu’accentuer la nazification hystérocrate du monde occidental « démocratique ». Le fantasme de perfection plastique qui traverse tous ces milieux est en effet un fantasme totalitaire de toute-puissance narcissique. La perfection plastique était l’idéal nazi par excellence. Ce qui n’est pas étonnant. La perfection plastique est en soi la violence ultime puisqu’elle ne correspond à rien de réel. Elle est donc une extermination pure et simple de la réalité, son abolition au profit d’un idéal de contrôle. La chirurgie esthétique révèle la soif de pouvoir totalitaire et de contrôle paranoïaque des femmes qui s’y livrent. La perfection plastique est le génocide de toute l’imperfection du réel, donc de tout le réel puisqu’il est imparfait. A ce titre, la chirurgie esthétique est l’instrument de la solution finale, le moyen par lequel le réel disparaîtra au profit de sa spectacularisation hystérocrate intégrale. Les Jeunes-Filles sont les nazis du 21ème siècle.

Le terrorisme islamiste phallocrate est une réponse barbare à la barbarie du terrorisme jeune-filliste hystérocrate. Les avions suicides répondent aux bombes sexuelles siliconées tout aussi suicidaires, les cutters des kamikazes aux scalpels des chirurgiens plastiques. Le conflit entre terrorisme islamiste et terrorisme occidental est la version contemporaine du rapport de forces archétypal entre l’homme et la femme qui structure tout le devenir historique. Ce rapport de forces est insoluble si ce n’est par l’auto-destruction du « couple infernal ». Il n’y a qu’une seule marche sur le podium. L’Histoire comme guerre des sexes, scène de ménage universelle, ira donc jusqu’à l’épuisement et l’extinction de ses protagonistes. Et le combat ne cessera que quand il n’y aura plus de combattants.


par Lucas Degryse, dans le Grain de sable


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